
Le nom Sunset Strip n'évoque plus grand-chose pour les Montréalais d'aujourd'hui, mais il fut une époque où cette portion bien précise du boulevard Décarie était en ébullition. Un lieu de divertissement prisé, où certains cherchaient à s'amuser tandis que d'autres espéraient faire fortune aux jeux de hasard. À proximité, de nombreux motels et restaurants prospéraient, animant cette zone avant qu'elle ne soit transformée en ce grand trou que l'on appelle aujourd'hui le boulevard Décarie. Le nom Sunset Strip, qui signifie littéralement "bande de terre où le soleil se couche", évoquait à lui seul une atmosphère unique.

Tout commence vers 1905, lorsque Blue Bonnets décide de déménager ses installations à Côte-des-Neiges, près du boulevard Décarie. L'implantation de cette attraction dans le secteur attire naturellement une foule nombreuse, les courses de chevaux étant alors très populaires.

L'ajout d'une station de chemin de fer, spécialement construite pour desservir Blue Bonnets, assure un flux continu de visiteurs. Ceux-ci peuvent admirer les installations depuis leur train et débarquer directement à un arrêt aménagé pour l'occasion, marqué par un abri de bois indiquant "Blue Bonnets".

Avec le temps, de petites cantines, bars laitiers et stands à frites commencent à jalonner le boulevard. L'afflux constant de visiteurs attirés par les jeux hippiques favorise la croissance de ces commerces. C'est ainsi qu'en 1935, Miss Montreal, un petit restaurant de type "curbside", s'installe à l'angle de la rue Paré. Rapidement, il devient une halte incontournable pour les familles du quartier, qui s'y retrouvent le week-end. Victime de sa popularité, l'établissement s'agrandit et finit par inclure une salle à manger de 100 places. Pour beaucoup, s'y arrêter après une soirée au théâtre devient une tradition.

On y sert de tout, du smoked meat aux spaghettis, et l'endroit est immortalisé par l'artiste montréalais Michael Litvack.

Non loin de là, Ruby Foo's ouvre ses portes en 1945 dans un ancien bar laitier. Offrant un mélange de plats chinois américanisés et de recettes françaises, le restaurant acquiert rapidement une réputation prestigieuse. Dans les années 1950, il devient un véritable lieu glamour où se croisent célébrités et figures politiques, parmi lesquelles Maurice Richard, Pierre Elliott Trudeau, Zsa Zsa Gabor et Charles Aznavour.

L'ambiance y est unique : serveuses en kimono, lumières tamisées rouges et noires, et un labyrinthe de salles résultant des multiples agrandissements successifs du bâtiment.

Dans les années 1960, un motel s'ajoute au restaurant. Lors de sa fermeture en 1984, Ruby Foo's couvre une superficie de 6000 pieds carrés. Démolie en 1988, l'enseigne cède la place à un complexe hôtelier de luxe de 200 chambres, qui conserve le nom Ruby Foo's.

Autre élément emblématique de la Sunset Strip, l'Orange Julep marque aussi l'histoire de Montréal. Inspirée de l'Orange Julius aux États-Unis, la boisson Orange Julep est créée en 1932 par Hermas Gibeau, qui inaugure son premier restaurant l'année suivante. Pour se faire remarquer, il construit un kiosque en forme d’orange sur la rue Sherbrooke. Le concept connaît un immense succès et se développe avec plusieurs autres kiosques.

En 1947, Gibeau déplace son restaurant à son emplacement actuel, où il fait construire une grande orange en ciment, dotée d’un appartement à l'étage. Devenu un véritable lieu de rassemblement, il se distingue par son service à l'auto et ses serveuses en patins à roulettes.

En 1966, la construction de l'autoroute Décarie entraîne son déplacement légèrement plus loin, où une sphère encore plus imposante de 18 mètres est érigée. Aujourd'hui, l'Orange Julep demeure une institution Montréalaise, notamment grâce à ses rassemblements de voitures anciennes et modifiées.

Autrefois, la 77 Sunset Strip, anciennement le Bonfire, s'inscrivait dans cette dynamique animée du boulevard Décarie. Derrière son apparence de simple pizzeria, cet établissement servait de repaire au crime organisé. Dans les années 1950, sous l'influence du mafieux Carmine Galante, envoyé par Joseph Bonanno, le restaurant devient un centre d'activités illicites, incluant jeux et paris clandestins. Galante y consolide son pouvoir avec l'aide de Luigi Greco, Vic Cotroni et Harry Ship. Cependant, la pression policière oblige peu à peu la mafia à délaisser l'établissement, qui est finalement abandonné avant d'être démoli lors de la construction de l'autoroute Décarie en 1964.
L'ouverture de l'autoroute marque la fin d'une époque. De nombreux commerces disparaissent, mais certains, comme Ruby Foo's et l'Orange Julep, trouvent le moyen de survivre en se déplaçant à proximité. La coupe drastique du boulevard Décarie efface à jamais cette zone vibrante, qui avait parfois des allures de mini Las Vegas avec ses jeux de hasard et ses restaurants animés.
Durant les décennies 1930-1970, Montréal compte plusieurs pistes de course. Les années 1970 marquent l’apogée de l’hippodrome Blue Bonnets, figurant parmi les trois plus grandes pistes de course en Amérique du Nord, avec New York et Chicago.

Cependant, dès 1989, le déclin s’amorce. Blue Bonnets subit le coup de grâce dans les années 1990, victime de l’ouverture du Casino de Montréal, du rachat de ses machines à sous par Loto Québec et d’une grève des jockeys, en 1993.
Tous ces événements affaiblirent l’industrie et menèrent à l’abandon définitif des courses en 2009. Laissé à l’abandon durant neuf ans, l’hippodrome sera détruit en 2018.

L’arrivée du métro, dans les années 1980, a permis un nouvel essor commercial autour de l’ancienne Sunset Strip. Pourtant, la transformation du secteur n’a jamais recréé l’effervescence d’autrefois.
Le temps est passé, et avec lui, cette époque dorée du boulevard Décarie s'est envolée, engloutie sous le béton et les échangeurs routiers.
Ce qui fut un véritable carrefour de divertissement, de gastronomie et parfois de jeux douteux n’est plus qu’un souvenir pour ceux qui l’ont connu. Aujourd’hui, l’ancienne Sunset Strip n’existe plus que dans la mémoire collective et quelques photos jaunies. Pourtant, en regardant l’Orange Julep toujours debout, on peut presque entendre l’écho des conversations animées, le vrombissement des voitures et l’excitation des parieurs de Blue Bonnets. Un petit bout d’histoire montréalaise, figé dans le temps, qui continue de briller à sa manière.
Jonathan Buisson
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